Vivre en Devenir
Et si Descartes avait écrit : Je vis donc je deviens ? Est-il possible de sortir de la réification de mémoires partielles du passé instituées en vérités ? Est-il possible de vivre dans le flot continu en constante (dé)stabilisation ? Quand l’att
Qui suis-je ?
Pendant longtemps, j’ai cherché à le savoir.
Je m’y surprends encore souvent.
Dépensez-vous aussi du temps et de l’énergie à élucider cette question ?
Répondre à la question « qui suis-je ? » est une quête inaccessible qui m’attache au passé, pas au flow de l’expression de la vie.
Cette exploration engendre une grande tension entre « qui je crois être » et « qui je veux être ».
Il m’aura fallu du temps pour découvrir que c’est un mirage.
Je le savais depuis longtemps à la lecture de nombreux livres.
Je le découvre au travers de l’expérience, et c’est une autre forme de connaissance qui m’apparaît plus réelle.
Vivre en devenir, l’exploration d’une intégration de l’expérience qui s’écoule ; qu’est-ce que cela change-t-il ?
Je ne suis déjà plus la personne je crois être
Chaque microseconde qui passe[1], l’enveloppe corporelle qui héberge le processus de vie est une toute nouvelle enveloppe. La vitesse de régénération des cellules est extraordinaire.
Chaque microseconde, mes connexions neuronales sont transformées par l’environnement ou par l’exécution même du « processus » qui les utilise.
Chaque microseconde, le champ énergétique invisible dans lequel je suis immergé influence les structures cellulaires. Et réciproquement.
M’imaginer définir « qui je suis » induit, ou est induit par, un morcellement virtuel et la réification d’un passé qui n’est déjà plus et d’un futur qui ne sera pas.
La transformation en un objet « réel », auquel je m’accroche, d’une image sublimée, vue parcellaire du passé, projection fantaisiste du futur.
Personnellement, ça me rassure, ça me donne une forme de stabilité.
Ce qui ne m’est plus utile, c’est de m’y attacher. J’apprends à laisser s’évaporer l’objet.
Je deviens, mais ne serai jamais
Ce à quoi je m’efforce de ressembler est la cible de la personne présente il y a quelques minutes.
La personne en flux « maintenant » en est autre et devrait donc reconsidérer la cible.
Lorsque je deviens, je n’arrive plus à me rattacher à des rêves qui représentent la réification d’une image mentale à laquelle je m’accroche.
Lorsque je deviens, je me sens attiré par un futur composé d’intentions. Intentions que je conçois comme la version en constante formation d’un rêve volatil, jamais réifié.
Je vois l’intention comme un flux d’énergie, de perception, de pensée, d’action. Flux dans lequel je baigne et contribue et qui oriente notre attention.
Vivre en devenir, c’est sentir au plus profond de la perception de mon expérience qu’il n’y a plus de réponse à trouver. Il n’y a plus de question.
Des obstacles dans le courant
Les mémoires du passé constituent des berges mouvantes comme le sable qui se déplace à l’étalement des vagues tout au long des cycles de marées, transformant la surface autant que la configuration des fonds cachés.
Lorsque je deviens, je sens profondément qu’en dépit des galères[2], je suis dans un flux, une constante évolution.
Lorsque je deviens, les mémoires du passé ne se réifient pas en croyances qui freinent ou obstruent parfois ce flux. Le trauma est un exemple de mémoire sédimentée douloureuse qui me ramène à une version passée de « qui je crois être », devenant parfois un obstacle infranchissable.
Le discours ambiant, dans certains milieux, dans les médias ou sur les réseaux sociaux, promettant le bonheur aux découvreurs de la réponse à « qui suis-je ? » contribue lui aussi à me maintenir dans l’illusion.
Comment alors revenir ou rester dans le Devenir ?
Comment fusionner avec cette idée, que je trouve belle, puissante, vraie et effrayante, de l’impermanence des choses, de la volatilité de ce « moi » auquel je tiens tant ?
Si je reconnais, au sens le plus profond, celui de l’expérience la plus intime, que je ne suis qu’un flux, alors je deviens la vie, elle n’est plus un simple véhicule pour mon égo.
Vivre en Devenir, c’est Être la vie, vivre cet entrelacement, cette interdépendance globale.
Vivre en paradoxes
Ce que je trouve intéressant à regarder et qui m’apparaît comme paradoxal, c’est qu’en écrivant ces mots, je fige une idée dans une mémoire.
Contrairement à l’informatique, qui lira sa mémoire et ressortira le texte à l’identique, l’idée elle sera réinterprétée par une autre version de moi-même.
Elle sera interprétée par vous, qui à chaque lecture, créerez une nouvelle histoire.
Qu’est-ce que cela implique pour le narratif de l’humanité ?
Comment l’écriture, par rapport à la transmission orale, a-t-elle influencé le flux du devenir ?
Quelle est ma responsabilité à déposer ces mots dans un espace public ?
Une force en moi m’invite à faire une pause, à relire et m’assurer de la cohérence. Mais cette cohérence serait celle du passé, celle des heuristiques existantes.
Et si un texte immergé dans le paradigme « en devenir » ne pouvait avoir de cohérence. Il la gagnera (ou pas) lorsqu’elle se révélera à d’autres.
Et si Descartes, au lieu d’écrire : « Je pense donc je suis », avait écrit :
Je vis donc je deviens
Illusions organisationnelles
Considérez un monde organisationnel dans lequel, nombre de personnes :
passent une grande partie de leur temps à planifier dans les moindres détails,
dépensent une énergie gigantesque pour exécuter à la lettre,
s’épuisent à contrôler que la cible, définie il y a 6 mois, est exactement atteinte,
cherchent, face à l’échec, les solutions pour garantir de toucher dans le mille la prochaine fois.
Les visions, les budgets, les processus, les cahiers des charges en sont des exemples matériels. Ils sont loin d’être mauvais en tant que tel, c’est l’utilisation qui en est faite qu’il me semble important de questionner. C’est le fait de nier les incohérences qui peut devenir inquiétant et dangereux.
Quel lien peut être fait avec ce vivre en devenir en organisation lorsque Frédéric Laloux rapporte les pratiques de « Raison d’être évolutive » dans son ouvrage[3] ?
Se Regarder Voir et se voir regarder
Pour moi, Se Regarder Voir et se voir regarder est une intention génératrice du devenir.
Chaque instant où je deviens curieux de ce que ça veut dire influence le geste suivant qui se déploie dans le flot.
Je réalise que le passage de l’intention à l’activité peut conduire à se tourner vers le passé, à se projeter dans le futur et à réifier le produit de l’expérience.
Je m’invite et vous invite à le vivre comme une intention, une expérience d’immersion dans le flot du Devenir en interconnexion avec le vivant tout entier, l’univers.
Se Regarder Voir et se voir regarder ensemble permet de s’interroger mutuellement sur l’actualisation permanente de notre intention, sur la présence d’obstacles dans le flot, sur les fixations, les peurs, la quête de l’absolu ou la dissolution dans le tout.
Pour résumer
Tenter de répondre à la question : « qui suis-je ? » me chosifie et fige la version périmée d’un flux.
Vivre en devenir paraît instable, effrayant, vrai et libérateur.
L’empreinte en nous de l’environnement, la culture, nos traumas, notre mémoire peuvent nous apparaître comme des obstacles dans le flot.
Et ils sont aussi le flot.
Une énergie colossale est investie à lutter contre l’impermanence en réifiant des objets auxquels il devient impératif de se conformer.
Se Regarder Voir et se voir regarder est une invitation à s’immerger dans l’expérience du flot.
Êtes-vous dans l’Être ou le Devenir ?
¹ L’utilisation d’une construction temporelle conduit à ce morcellement, mais je ne sais pas comment m’en échapper pour pointer différemment au phénomène.
² Je me considère comme extrêmement privilégié et je croise les doigts, mes galères sont tout au plus des embûches jusqu’au moment d’écrire ces mots.
³ Reinventing Organizations—Frédéric Laloux (2011) version complète (fr) : http://www.diateino.com/en/106-reinventing-organizations.html ; version illustrée (fr) : https://www.diateino.com/fr/121-reinventing-organizations-la-version-resumee-et-illustree-du-livre-qui-invite-a-repenser-le-management.html